«Se distancier des choses au point dʼen estomper maints détails, dʼy ajouter beaucoup de regard, afin de les voir encore – ou bien regarder les choses par le biais dʼun certain angle – ou bien les placer de telle sorte quʼelles ne sʼoffrent que dans une échappée et soient partiellement dissimulées – ou encore les considérer par un verre colorié ou à la lumière du couchant – ou enfin leur donner une surface, un épiderme qui ne soit pas tout à fait transparent ; voilà tout ce que nous aurions à apprendre des artistes»(1).
Cʼest en ces termes prémonitoires que Nietzsche définit la «force subtile» de lʼart . Une vision pleine de regard, un multi-perspectivisme, un jeu du proche et du lointain propre au détail et enfin, cette lumière indirecte de la transparence qui crée des effets de surface, un «épiderme». Et tel est le nouveau régime des images post-virtuelles que pratique Pascal Dombis. Quʼelles soient programmées par algorithmes, ou qu’elles soient directement captées dans leur multitude sur Internet avec Google, quʼelles apparaissent ou disparaissent selon lʼangle de vue et la position du corps, elles prolifèrent toujours par dizaine de milliers comme une immense tapisserie numérique, lʼépiderme du monde. Comme si le «tout rien que des images» du Prométhée nietzschéen dans son envol sur le Caucase, était devenu une réalité dans cette géographie imaginaire dʼEurasia et de Paris (2).
Eurasia donc, selon le titre des oeuvres de lʼexposition «Eurasia» de Düsseldorf. Un continent continu réalisé au fil des conquêtes, de lʼAsie mineure à lʼAsie contemporaine. Au sol, comme dans le ruban tapis du Palais Royal (Text(e)-Fill(e)s), une surface plane de 8 mètres comme une immense cartographie réelle-imaginaire dʼun continent. Une grande bande blanche, un espace vertical vide, indiquant la direction, et puis, surprise, des textes en allemand : Eurasia, ou plutôt Eurasien, où lʼon découvre près de cinquante après, dans la même ville de Düsseldorf, les textes oraux retranscrits de Joseph Beuys des années soixante, reprogrammés par algorithme et proliférant à lʼinfini.
Partitur zu Eurasienstab (1967) de Beuys, avec ses paysages abstraits et ses directions Europe /Asie, mais aussi Allemagne de lʼOuest et de lʼEst. Succédant à ce continent, toute une série dʼoeuvres dans un voyage imaginaire qui remonte à la préhistoire avec ses animaux, ses pratiques chamaniques et sa culture nomade. Lʼarchétype dʼun voyage de traces dessinées entre passé et présent : Messages de Gengis Khan, et le Transsibirisce Bahn, ce célèbre voyage en train toujours dʼactualité. Eurasia, qui deviendra même une symphonie et une performance, une utopie graphique qui transcende les frontières entre la culture rationnelle civilisée de «lʼhomme de lʼOuest» et celle émotive et barbare de «lʼhomme de lʼEst», thème qui donnera lieu aux Books from the Western Man (3).
En passant de Fluxus à la culture mondiale des flux, Pascal Dombis nous fait voir la distance séparant le point de départ et le point dʼarrivée réinventé, dans cette cartographie au sol, entre image et texte, micrologie du détail et vision dʼen haut. Car, cette vision de «lʼoeil cartographique» que jʼavais appelé icarienne, suggère des liens réels et fictifs entre le corps et le visuel, le détail changeant toujours et se multipliant à lʼinfini dans un espace errant où lʼesthétique du point de vue domine celle de la fixité. Des lignes partout, comme dans cette autre pièce de lʼexposition «Extra_Vague» de la Galerie RX à Paris, des bouts de courbes se chevauchant pour faire-ligne sur écran, des millions de lignes proliférantes dans une véritable vie artificielle, une vie non organique, qui aurait plu à Walter Benjamin qui louait «le sex appeal de lʼinorganique». Peu à peu, un autre monde surgit dans ce «chamanisme» technologique que lʼon trouve dans les trois autres oeuvres dʼEurasia qui encadre le sol dans une installation. Ici le nouveau régime des images ne relève plus dʼune programmation par algorithmes, mais dʼune captation de milliers dʼimages sur Google, en langues occidentales et orientales, transférées sur panneaux où tout est en suspens. De près des détails, de loin tout disparait, et une forme en spirale noire ou bleue/blanche/ rouge apparait. Le corps fait lʼimage dans ces diptyques confrontant lʼOuest et lʼEst. Côté asiatique: des réclames, des poubelles, des visages, tout un mode de consommation avec ses écritures. Côté occidental, ici et là, un crâne, une fleur, un visage ou une image de mode. Chacun verra ce quʼil souhaite ou peut voir, dans ce panoptisme planétaire qui superpose les cartes pour mieux créer autre chose, le diagramme abstrait de spirales, un motif de toute lʼhumanité particulièrement cher à Pascal Dombis (4). Car les spirales sont bien le vortex de lʼinfini, celui dʼun temps enroulé sur soi, originaire et pourtant éphémère. La modulation du temps dʼun éternel retour.
La modernité avait inventé le régime des images «cristallines» analysé par Gilles Deleuze, image-temps où passé et présent sʼentrelacent (5). Miroirs, architectures de verre effaçant toute trace, surfaces réflexives, tout était fait pour multiplier les reflets et les apparences dans un miroirique à la Duchamp. Transparence littérale de tous les cercles de cristal ou transparence symbolique, créaient cette image-temps, où lʼindiscernable surgit comme dans lʼimmense dispositif de miroirs de la fin de La Dame de Shanghai. Qui tue qui? et qui voit quoi? et où ? Questions sans réponse dans cette vitalité cristalline de lʼart que le baroque a poussé à son extrême.
Rien de tel avec le nouveau régime des images-flux, virtuelles et post-virtuelles. Elles ont perdu leur mémoire et abandonné cette vision double, ce «doublement «qui faisait cohabiter passé et présent . Car la vision suscitée par le déplacement du corps et du regard oscille entre «un trop voir» et un «ne pas assez voir». Trop, puisquʼil est impossible de fixer les détails en un même temps. Pas assez, car les images retournent à lʼétat de fantôme dans une métamorphose permanente où tout renaît autre : des spirales et des spirales, des formes courbes et des formes courbes. Alors un sentiment étrange vous saisit dans ces images processus et «abstract» de Pascal Dombis, où les lettres Right et Wrong peuvent sʼinverser en leur contraire, et lʼordre conduire à un chaos potentiel ou réel, dans tous ces «retards à lʼécran» qui parodient «les retards sur verre» dʼun Duchamp et modifient le rôle du regardeur? Alors, où va-t-on ?
La dernière pièce dʼEurasia sʼintitule Xplosion. Une explosion algorithmique et numérique à coup sûr. Ici une croix, symbole de lʼoccident et signature de Beuys, démultipliée se superpose à un caractère chinois :ya, qui signifie Asie. Or, comme lʼécrit Serge François dans son commentaire du ya: «lʼadoption de ce caractère pour désigner lʼAsie est très récente». Mieux cette dénomination traduit le mot Asie dʼorigine européenne, la Chine sʼappelant pour des millénaires «Empire du milieu». Quant au pictogramme, il reproduit la similarité et la dualité des tombes royales des Shang, orientées «selon les quatre points cardinaux»(6). Dans ce dispositif hautement symbolique, les deux mondes dʼEurasia se superposent et lʼon est dans lʼentre-deux noirs, gris, blanc, moiré dʼun feuilleté explosif .Une image de la mondialisation peut-être, entre le dialogue des deux diptyques et le risque dʼune explosion.
Le cinéma avait créé lʼimage mouvement et lʼimage en mouvement. Les nouvelles technologies dans leur usage artistique créent le fractal, le rhizome et le mouvement de et dans lʼimage. On est donc passé des facettes dʼun réel en abîme propre aux miroirs, à un «épiderme» feuilleté dʼimages. Un panoptisme de lʼinterface et de lʼartefact, où la topologie courbe peut surgir dʼun épiderme apparemment ordonné géométriquement, dans un baroque minimaliste fait dʼune fluidité structurale et de trajets visuels infinis. Entre Alice qui traverse les miroirs et Icare aspiré par lʼinfini du ciel et des trajets, le monochrome du modernisme ressurgit soudain dans cette pièce de multiples monochromes numériques superposés pour recréer «un post -digital mirror» lumineux, vidé de toute chair. Mais dans cette nouvelle «folie du voir» la distance conditionne lʼaccès à une indétermination sans frontière, une quatrième dimension qui ouvre sur une esthétique du temps éphémère et stratifié. Un temps parfois machinique comme dans une autre vidéo de la galerie RX, CRACK où deux moteurs vibrant font défiler des centaines de milliers dʼimages-crack entre lʼultra-rapide et un rythme lent expirant. En dictant la vitesse des flux,
la machine fait du Crack un véritable paradigme dʼune existence tour à tour accéléré puis ralentie dans un infra-mince renouvelé.
Peut-être que dans ces nouveaux continents et cette Eurasia dʼimages furtives, une autre Chine se dissimule. Celle dʼune distance allusive, celle dʼun vide «comme point nodal du virtuel et du devenir «comme lʼécrit François Cheng (7). Et je songe alors à Walter Benjamin décryptant en 1938, à la vielle dʼune catastrophe, les signes et peintures chinoises de la Bibliothèque Nationale : «La multitude des ressemblances quʼils renferment leur donne le branle . Ces ressemblances virtuelles …forment un miroir où se réfléchit la pensée dans cette atmosphère de ressemblances ou de résonances»(8). Tel est peut-être ce nouveau régime des images-flux quʼexplore Pascal Dombis: des «images-pensées» légères, infinies, changeantes, sauvages, et pourtant captées dans une présence aléatoire et contrôlée. «Le caractère fuyant» se confond «avec la pénétration du réel…Ce quʼelles fixent nʼa jamais que la fixité des nuages».
Christine Buci-Glucksmann
2012