Excès, par Henri-François Debailleux

«Une ligne attend, espère, germe, une ligne pour le plaisir d’être ligne. Une ligne rêve: on n’avait jusque là jamais laissé rêver une ligne» écrit Henri Michaux dans «Passages», à propos des œuvres de Paul Klee.
Pascal Dombis, lui, a eu envie d’étirer la ligne. Il savait que lorsqu’on prend un segment de droite et qu’on le tire, comme on le ferait avec la corde d’un arc, on obtient d’abord une parenthèse, puis un demi-cercle, ensuite presque un cercle et si l’on continue jusqu’à l’infini, on retombe finalement sur une droite. Et ainsi de suite, dans un travail en boucle. Pascal Dombis ne connaissait cependant pas les différentes étapes, les états successifs de cette droite dans ses passages d’un point à un autre, c’est à dire de la ligne de départ à la ligne d’arrivée. Il a donc décidé de se pencher sur ces entre-temps et de pousser à l’extrême ce principe de fausses droites mais de vraies courbes qui par saturation donnent l’illusion d’être des droites.
Mais Dombis ne s’intéresse pas qu’aux lignes. Il aime aussi travailler avec des images et avec des mots. Les images, il les capture sur Internet à partir d’un mot- clef et il les entrelace, juxtapose, superpose à des échelles différentes, là aussi jusqu’à une saturation visuelle si excessive qu’on ne peut quasiment plus les lire. Ou tout du moins d’une façon telle qu’on découvre complètement autre chose.
Il en est de même avec les mots, comme dans ces œuvres où on peut lire «Right» et «Wrong». Dombis a emprunté, là, des bribes de phrases d’un long poème de William Burroughs qu’il fait proliférer dans différents formats, avec certains caractères plus grands, d’autres plus petits. Cette prolifération engendre des télescopages, des glissements sémantiques, des accidents, avec des mots qui se cassent, d’autres qui se créent, ce qui, là encore, entraine de beaux vertiges de lecture. Dans ce chaos certains mots reviennent de façon plus récurrentes, comme ces «Right» et «Wrong» qui permettent à Dombis de mettre en place des scansions et de rappeler la dominante faussement binaire du monde dans lequel nous vivons, avec des systèmes d’oppositions classiques comme blanc/noir, affirmation/négation, ligne/cercle, bien/mal, unique/multiple, etc…
Mais on l’aura compris, les lignes, les mots et les images ne sont pas une finalité pour Dombis. Ce ne sont là que des prétextes. Ils sont les manifestations d’un processus créatif, la partie visuelle d’une réflexion théorique, la cristallisation de tout un travail en amont axé sur la volonté de montrer comment l’ordre est indissociable du chaos, comment le rationnel peut très facilement conduire à l’irrationnel.
«Ma démarche consiste avant tout à créer des espaces mentaux. Pour cela, et bien avant la ligne, le mot ou l’image je travaille sur des idées, des règles que j’assemble, que je fais proliférer de manière à créer ces environnements inattendus qui offrent d’autres perspectives de lecture» indique Dombis. Ainsi ce qui l’intéresse avant tout c’est de voir comment à partir d’une règle poussée jusqu’à son excès on peut basculer dans un monde inattendu, obtenir d’autres univers, inédits, qu’il ne contrôle plus et qui créent de l’imprévu ; c’est de voir ce qu’une même règle de prolifération lorsqu’elle est appliquée à des lignes, des cercles, des mots, des images, peut générer comme espace mental, comme télescopage visuel, comme nouveaux territoires.
Pour y parvenir, Dombis s’est depuis longtemps aperçu qu’il lui fallait travailler avec des règles très simples, justement comme tracer une ligne, multiplier des mots, collecter des images. Il s’est aussi rapidement rendu compte que seul l’outil numérique lui donnait cette possibilité de les multiplier à l’infini comme il le souhaitait et que pour créer un maximum de ruptures visuelles, aléatoires, il lui fallait travailler avec des algorithmes fractals. «Et je tiens à programmer moi-même ces algorithmes, parce que cette écriture fait partie de mon travail artistique. J’ai besoin de contrôler cette étape là, comme certains peintres ont besoin de fabriquer eux-mêmes leurs couleurs ou d’enduire leurs toiles. Je travaille beaucoup sur l’inattendu et quand on écrit soi-même ses algorithmes, on a plus de surprises que si on utilise un logiciel déjà conçu, notamment avec les incidents de programmation. J’utilise le résultat de ces «bugs». Ils sont inhérents à mon processus de création» indique l’artiste.
En effet seule l’utilisation du fractal lui permet de jouer avec des phénomènes d’autogénération et d’arborescence, avec des échelles différentes, de passer du microcosme au macrocosme, de glisser d’un plan à deux dimensions à un espace en trois dimensions. Et ce d’autant plus qu’en recouvrant ses images numériques de plaques lenticulaires, Dombis augmente encore les possibilités. Grâce à son principe optique, le lenticulaire donne effectivement encore plus de mouvement en multipliant les points de vue en fonction des déplacements du spectateur et de ses différents angles de regard.
Prendre le prétexte d’une ligne, d’un mot, d’une image banale pour révéler toute la complexité du réel et en offrir d’autres perspectives de lecture: voilà ce que propose Pascal Dombis. Et il élargit encore le champ lorsqu’il précise que « des éléments basiques peuvent quasiment générer des univers entiers, nouveaux. Et avec ces éléments on peut aller très loin dans les niveaux de lecture, parcourir une grande partie de l’histoire de l’art comme celle de l’humanité».

 

Henri-François Debailleux.

Avril 2010