« Une ligne attend, espère, germe, une ligne pour le plaisir d’être ligne. Une ligne rêve : on n’avait jusque-là jamais laissé rêver une ligne » écrit Henri Michaux dans Passages, à propos des œuvres de Paul Klee. Pascal Dombis, lui, a eu envie d’étirer la ligne.
Depuis qu’il travaille avec des lignes et plus exactement avec des fragments de courbe, des arcs de cercle, des ellipses, Dombis savait que lorsqu’on prend un segment de droite et qu’on le tire, comme on le ferait avec la corde d’un arc, on obtient d’abord une parenthèse, puis un demi-cercle, ensuite un quasi cercle et que si on continue jusqu’à l’infini, on finit par retomber sur une droite. Et ainsi de suite, dans un travail en boucle. Par contre, il ne connaissait pas les différentes étapes, les états successifs de cette droite dans ses passages d’un point à un autre, c’est-à-dire de la ligne de départ à la ligne d’arrivée. Il a donc décidé de se pencher sur ces entre-temps et de pousser à l’extrême ce principe de fausses droites mais de vraies courbes qui par saturation donnent l’illusion d’être droites.
Depuis quinze ans qu’il utilise des ordinateurs, après avoir d’abord travaillé la peinture et la gravure (grâce à laquelle il s’est réellement familiarisé avec le trait et la ligne, justement), Pascal Dombis a souvent répété que les nouvelles technologies n’étaient pas pour lui une fin en soi et qu’il s’en servait uniquement comme d’un outil lui offrant la possibilité d’imbriquer, d’emmêler, de juxtaposer et de superposer un nombre vertigineux de lignes qu’un travail à la main ne lui permettrait jamais d’obtenir. Pour ces nouvelles œuvres, et comme dans ses séries précédentes, il a donc également travaillé à partir d’un algorithme fractal. Mais à la différence des pièces antérieures qui montraient comment des centaines de milliers de courbes peuvent engendrer des carrés et vice-versa ou comment l’accumulation et le télescopage de spams, avec un foisonnement arborescent de mots, de caractères et de typographies, perturbent leur lecture jusqu’à la rendre impossible, Dombis a cette fois axé ses œuvres sur la ligne droite, démultipliée en centaine de milliers de droites qui ont chacune leur vie propre, leur identité, leur liberté.
Dans ces « Géométries Irrationnelles » (le titre de cette exposition), on retrouve évidemment les principes d’auto-engendrement, de prolifération et d’excès qui ont toujours animé sa démarche mais qui introduisent ici des effets et un résultat plastiques tout autre. Pour montrer les différents états d’une ligne étirée, Dombis a choisi plusieurs angles (si l’on peut dire) produits par le même programme mais développés sur différents supports : une installation vidéo, des plaques lenticulaires, des impressions numériques et des murs imprimés. La première lui permet de dévoiler de façon animée, en temps réel, mais à des vitesses très accélérées et variables, les mouvements de la ligne, ses évolutions et ses déplacements en accordéon. Une ligne tellement secouée qu’elle en perd la tête et se retrouve alternativement en position horizontale et verticale. Les impressions numériques, au contraire, suspendent la ligne à un certain moment, la fixent comme dans un arrêt sur image. Mais lorsqu’elles sont recouvertes de plaques lenticulaires, ces dernières redonnent du mouvement (grâce au principe optique de la lentille) en multipliant les points de vue en fonction des déplacements du spectateur et de ses différents angles de regard. Ce principe de mouvement et de succession d’images de lignes est ici évidemment amplifié avec un immense mur de 30 m de long qu’il faut suivre, pour justement pouvoir suivre les lignes et voir comment elles s’étirent et s’étalent dans leur déploiement. Sur un autre mur, c’est une prolifération de cercles à l’infini, créant un immense vortex qui cette fois emporte la ligne et nous avec dans un tourbillon infernal.
Chaque œuvre propose ainsi des jeux de lignes, des rayures, des rythmes et des variations chromatiques qui ouvrent de nouveaux espaces et donnent à l’ensemble un aspect très pictural. Et ce d’autant plus que les couleurs programmées de façon aléatoire multiplient les compositions. Celles-ci pourraient d’ailleurs, à première vue, se rapprocher de l’art cinétique. Mais à première vue seulement, car ce qui intéresse avant tout Dombis, et bien loin d’un effet optique voire de géométrie, c’est montrer, par le prisme de l’excès, les passages du fini à l’infini, de l’ordre au chaos, du rationnel à l’irrationnel, c’est montrer comment une donnée à priori simple peut engendrer une grande multiplicité. C’est prendre le prétexte d’une ligne pour révéler les possibilités et toute la complexité du réel.
Henri-François Debailleux
2008