Environnements irrationnels

Les jugements rationnels répètent les jugements rationnels.

Les jugements irrationnels conduisent à de nouvelles expériences.

Sol LeWitt, Sentences on Conceptual Art (1969) 

Ce que j’observe dans le monde d’aujourd’hui est la cœxistence du contrôle ordonné et de l’aléatoire plus ou moins chaotique. En tant qu’artiste, j’utilise cette coexistence paradoxale pour bâtir des structures déstructurantes et développer des environnements irrationnels.

L’irrationnel est le résultat de la répétition excessive de processus simples. Cette activité est très similaire à celle de la pensée humaine. En effet, le cerveau humain comprend des neurones qui sont, eux-mêmes, composés de microtubules. Et ces microtubules fonctionnent comme des agents automates cellulaires à fonctionnement algorithmique. Descendant de l’arithmétique médiévale, l’algorithme est tout simplement depuis le dix-neuvième siècle une “suite de règles opératoires explicites”, autrement dit un ensemble d’instructions conçu pour exécuter une action. Par exemple : “Tracer 10 fois un segment de droite en faisant une rotation d’angle droit à chaque traçage”. L’ordinateur est l’outil idéal pour exécuter un algorithme, c’est en fait la seule chose qu’il est capable de faire. En effectuant “Tracer 10 fois un segment de droite en faisant une rotation d’angle droit à chaque traçage”, on obtient effectivement une structure composée de 10 droites. Par contre, si on effectue cette opération un million de fois, on ne voit plus un million de droites, mais un espace totalement différent où la notion de droite disparaît au profit d’autres signes. Et l’espace obtenu est imprévisible, instable et dynamique. Ainsi, les formes visuelles de mon travail émergent – elles ne sont pas intentionnellement programmées – de l’exécution à l’excès de processus simples et autonomes. Je ne conçois pas consciemment une structure. J’écris des règles simples et je les fais interagir ou se multiplier en boucle. Là où je me retrouve, l’environnement dans lequel je suis, c’est ça mon espace de travail (pour faire ce que W. S. Burroughs appelle “the job of the cosmonaut of inner space”).

En accumulation et en réseau, les microtubules des neurones du cerveau sont toutefois à l’origine de toutes les possibilités non algorithmiques du cerveau humain. La simplicité des éléments de base est importante. C’est pourquoi j’utilise des signes géométriques ou typographiques nés de l’arbitraire, afin de me retrouver dans des environnements plus riches et moins raisonnables que si je partais d’éléments figuratifs ou d’images. Avec les outils des technologies numériques, il est plus tentant de faire compliqué que simple. J’utilise, quant à moi, l’ordinateur de manière primaire, il est pour moi un outil computationnel apte à reproduire à l’infini la même tâche, ni plus ni moins. Et cette simplicité, en interagissant avec d’autres simplicités, crée de la complexité et de l’irrationalité. Cela fait apparaître différents environnements sensationnels (vertige, plénitude, vortex, hantise, allégresse, sensation d’infini, effet de déjà vu face à des structures non structurantes, etc.) qui ne proviennent pas que d’effets optiques ou géométriques, ni – paradoxalement – d’effets de nature purement technologique. Ainsi ma pratique artistique n’est-elle qu’une perpétuelle expérimentation dans l’inconnu et l’impensé.

Les environnements irrationnels auxquels j’aboutis par hasard et que je forme autoritairement par l’accumulation de lignes, se rapprochent des Songlines, ces lignes de chants des aborigènes australiens. Elles expriment une conception du monde en termes de parcours et de déplacement et offrent une autre dimension cartographique où leurs réseaux s’imbriquent dans le paysage. A moi de troubler tout un chacun en le confrontant, par le truchement de mes œuvres, et de leur excès de processus technologiques, à “son” irrationnel primitif.

Pascal Dombis

2004