Entretien avec Henri François Debailleux

La ligne est au centre de votre travail. D’où vient ce choix ?

Ma démarche consiste avant tout à créer des espaces mentaux. Pour cela, et bien avant la ligne, je travaille sur des idées, des règles que j’assemble, que je fais proliférer de manière à créer ces environnements inattendus qui offrent d’autres perspectives de lecture. À un moment donné, ces idées, ces règles doivent se manifester, prendre forme et les lignes sont une de ces manifestations.
En fait, les lignes en elles-mêmes ne sont pas une finalité, comme les couleurs d’ailleurs, elles ne sont là que pour cristalliser le travail en amont. La représentation, d’une part, et une structure de pensée d’autre part, offrent deux entrées de lecture à mon travail. Il y a l’aspect émergent de l’iceberg à savoir la représentation visuelle des lignes ou des cercles qui prolifèrent et saturent l’espace. Mais il y a aussi un processus de pensée derrière cette manifestation visuelle.

 

Quel est justement ce processus de pensée ?

Je pars toujours d’éléments binaires, affirmation-négation, ligne-cercle, blanc-noir, qui correspondent en fait aux environnements dans lesquels nous sommes puisque nous vivons vraiment dans des sociétés très binaires, très catégorielles. A partir de là, ce qui m’intéresse c’est d’arriver à un point où il y a en même temps de l’affirmation et de la négation, de l’unique qui n’est pas unique, une ligne qui n’en est pas une, etc. C’est voir comment au travers de cet excès de règle, on peut obtenir d’autres univers, inédits, que je ne contrôle pas et qui créent de l’imprévisible, un peu à la manière d’un cadavre exquis surréaliste. Pour cela, je travaille avec des règles très simples, comme tracer une ligne, et je me sers de l’outil numérique pour arriver à une prolifération extrême. Je me suis rendu compte que dans un principe de prolifération, plus les éléments sont simples, plus les effets sont inattendus et riches en association à la fin du processus. Des éléments basiques comme la ligne et le cercle peuvent quasiment générer des univers entiers, avec eux on peut aller très loin dans les niveaux de lecture, parcourir une grande partie de l’histoire de l’art comme celle de l’humanité.

 

Que représentent les nouvelles technologies dans votre travail puisque vous travaillez exclusivement avec elles ?

Leur place est importante car elles font partie intégrante de mon processus créatif. Mais pour moi le numérique est un outil, et uniquement un outil, c’est simplement un moyen de développer des travaux plus riches, plus complexes. Si je devais tracer une ligne un million de fois à la main, cela me serait impossible, je n’arriverais jamais à obtenir ce que je souhaite. Alors qu’en faisant produire à l’ordinateur cent mille, un million, dix millions de lignes, autrement dit un excès à partir d’une règle simple, j’obtiens un résultat totalement surprenant. Le numérique me permet ainsi de générer des espaces que je ne pourrais pas réaliser « à la main ». Mais la notion même d’artiste numérique ne veut pas dire grand-chose, c’est comme si on parlait de Lorenzo Lotto en tant qu’artiste à l’huile ou bien de Dan Flavin comme artiste néon.

 

Lignes, couleurs, espace sont des préoccupations très liées à la peinture…

Bien sûr, je développe un travail de peinture dans le sens où la peinture pose des questions sur l’espace, la perception et l’illusion. Mais je n’utilise pas les pinceaux, brosses et autres outils traditionnels de la peinture. Mon travail est donc à la fois dans et en dehors du système de la peinture. En ce qui me concerne, le numérique ne constitue pas une opposition à la peinture traditionnelle. Et quand on est dans une démarche artistique, l’utilisation de nouveaux outils permet de remettre en question son métier. Peut être y a-t-il quelque chose à réinventer voire à créer en faisant le choix de travailler avec d’autres moyens que pinceaux et toile ?

 

Parallèlement aux lignes, vous travaillez également avec les mots, les spams… Que vous apportent-ils ?

J’aime expérimenter ce qu’une même règle – une règle de prolifération avec un algorithme fractal par exemple – lorsqu’elle est appliquée à des lignes, à des cercles, à des mots ou à des images peut générer comme espace mental, comme télescopage visuel, comme nouveaux territoires. Ce qui m’intéresse avec l’utilisation de mots, ce sont les glissements sémantiques provenant d’accidents graphiques comme le doublement de lettres ou l’inversion, etc.
Les spams en sont un bon exemple, ce sont des mails publicitaires qui sont envoyés par millions. Pour passer au travers des filtres, leurs auteurs emploient des techniques graphiques. Ils inversent des caractères, doublent des mots, mettent des signes de ponctuation à la place des lettres, etc. Ils procèdent à toute une série de déplacements, d’erreurs qui sont du même ordre que ce que j’obtiens avec mes processus. Car j’utilise aussi beaucoup les erreurs de programmation dans mon travail, des accidents apparus sans que je les ai voulus et que je conserve. Dans certaines pièces récentes, j’utilise des mots comme Right et Wrong qui fonctionnent comme des scansions, comme des chants chamaniques en boucle à l’infini. Et là, cette binarité m’intéresse car elle devient fausse par le mélange visuel : par le fait que Right devienne Wrong, ou que tout est Right, tout est Wrong et en même temps rien n’a jamais été Right et rien n’est vraiment Wrong.

 

Impressions numériques simples ou recouvertes de plaques lenticulaires, vidéos… Qu’est-ce qui détermine votre choix du support ?

Très souvent, le choix relève d’une évidence, de la spécificité du lieu. En entrant à la Galerie municipale de Vitry, par exemple, il y a une salle très longue et il m’a paru évident de déployer des lignes sur toute la longueur de l’espace, de manière à ce qu’en se déplaçant le long du mur, le spectateur puisse suivre ces lignes, commençant par une droite et finissant par une courbe.
Par rapport à une installation vidéo, l’impression murale permet au spectateur de s’immerger dans l’image, de plonger dans les détails, de suivre une ligne à 10 centimètres de distance sur 30 mètres, ce qu’on ne peut évidemment pas faire avec une projection vidéo. Le lenticulaire, quant à lui, va créer des perturbations, des troubles optiques que je n’obtiens pas avec d’autres techniques. En comparaison avec une image numérique plate et froide, celle obtenue avec du lenticulaire n’est jamais nette et propre, elle comporte de nombreux effets de rémanences, des troubles visuels, des accidents et c’est cela qui m’intéresse.

 

Vous avez précédemment évoqué des algorithmes fractals…

Oui, parce que mon processus de création sur les lignes et les cercles utilise le fractal. Il suffit de faire la liste des caractéristiques fractales pour s’en rendre compte. Je joue constamment avec des phénomènes d’auto-génération, d’échelles différentes, de microcosme-macrocosme, d’arborescence. La notion de dimension intermédiaire, par rapport au plan à 2 dimensions et à l’espace à 3 dimensions, développée par la théorie fractale, constitue aussi une de mes préoccupations.
Et je tiens à programmer moi-même les algorithmes, parce cette écriture fait partie de mon travail artistique. J’ai besoin de contrôler cette étape-là, comme certains peintres ont besoin de fabriquer eux-mêmes leurs couleurs ou d’enduire leur toile. Je travaille beaucoup sur l’inattendu et quand on écrit soi-même ses algorithmes, on a plus de surprises que si on utilise un logiciel déjà conçu, notamment avec les incidents de programmation. J’utilise le résultat de ces bugs. Ils sont inhérents à mon processus de création.

 

Et le choix du titre de cette exposition ?

Géométries Irrationnelles indique justement le jeu sur la fausse binarité. Normalement ce qui est géométrique est rationnel. Mais je cherche à montrer que l’excès de processus géométrique peut générer de l’irrationnel. Selon moi l’un des intérêts des nouvelles technologies est qu’elles sont en relation avec notre univers quotidien, avec ses côtés rationnels et en même temps irrationnels.
Mes lignes qui prolifèrent ne sont pas si différentes des songlines des aborigènes australiens et peuvent aussi rappeler la philosophie atomiste de Lucrèce qui expliquait le monde en disant que tous les atomes sont en chute libre en ligne droite. Mais une infime variation dans la ligne dévie légèrement la trajectoire et c’est là où le choc de deux atomes va créer la vie. De même, on peut retrouver des motifs fractals dans les civilisations africaines ou océaniennes. Ce qui motive fondamentalement mon travail est la façon dont un excès de processus technologique très rationnel amène vers un irrationnel, un inconscient primitif, des espaces mentaux qui eux ne sont pas du tout technologiques.

 

Propos recueillis par Henri-François Debailleux – janvier 2008

A l’occasion de l’exposition “Géométries Irrationnelles” à la Galerie Municipale de Vitry